dimanche 2 novembre 2008

Chronique accompagnante dans un foyer d'aide d'urgence - Jeudi 30 octobre

Il pleut. Il fait froid. Rien que l’idée d’aller au centre me glace les os. Avant même avoir pris ma voiture, je sens déjà les odeurs bruyantes et les bruits acres qui me rongent le fond de la gorge. Hier soir, j’ai accompagné un jeune devenu suisse: convoqué au recrutement, il s’est souvenu des bruits assourdissants et des odeurs suffocantes de la guerre. Le docteur n’a pas fait long pour être convaincu que d’envoyer ce jeune à l’armée serait faux. Après la rendez-vous, le calme a été long à revenir. Les souvenirs se pressaient, ravis d’exposer leurs blessures.
Alors dans ma voiture, j’ai froid, j’ai sommeil et j’arrive juste pour la permanence. Bien que située dans un local à une centaine de mètres du centre, la première personne à se présenter ravive brusquement les odeurs, les bruits. Cette mère de famille nombreuse me présente un paquet de feuilles. Ces feuilles sont toute sa vie ici en Suisse. Elles racontent le combat perdu, désespéré d’humains pour avoir le droit à la dignité. Oh, pas un grand droit: juste de quoi se tenir droit dans la vie, juste de quoi élever les enfants.
Je la regarde différemment aujourd’hui: ma fatigue m’enlève quelques protection! Je discerne qu’elle a dû être belle et comme un gribouillis furieux d’enfant fâché, je vois les galères traversées qui balafrent son visage. Son enfant de dix ans est là, parlant le français comme tous les enfants suisses, fâché d’avoir dû suspendre sa vie d’enfant pour s’occuper de trucs d’adultes. Et cette odeur qui s’échappe des dossiers raconte encore plus violemment que les larmes retenues: refus, renvoi, mesures de contraintes, paiements. Quoi dire, comment le dire? Je remets de l’ordre dans ses dossiers: des feuilles indiscrètes m’informent de leur peine à se conformer aux habitudes de civilité suisse (tel qu’écrit!). Ça m’énerve: c’est quoi cette histoire de civilité alors que cette famille va être renvoyée au pays, dans un coin que j’ai visité lors d’un voyage? Je ferme les yeux: les odeurs des arbres, le silence s’entrechoquent. Il n’y a rien à faire dans ce coin de pays comme il n’y a rien à faire dans le centre. Des indigènes s’étaient approchés de moi, m’offrant une grenade. Je lui offre quoi moi à cette femme qui tout à l’heure a dû presque se battre pour avoir un peu de nourriture, surplus des magasins locaux?
Mais bon, pas le temps de s’épancher. Au suivant. AU SUIVANT chante le Grand Jacques dans ma tête.
A la suivante: la femme sourit. Elle raconte un peu sa vie. Elle raconte surtout sa vie dans les centres vaudois: je défie quiconque de mieux connaître les centres tant elle a été déplacée, replacée, placée... Une professionnelle attentive a effectué une démarche inconnue de son accompagnatrice. J’explique qu’il me semble que c’est une bonne initiative. Un peu d’espoir partagé avidement. Elle repart, sérieuse et apaisée. Elle quitte les lieux alors que j’ai dû rapidement passer dans une autre pièce. Je la rappelle, elle revient en arrière et nous nous embrassons. Merci, me glisse-t-elle à l’oreille. Elle retourne au centre dans le bruit, les cris, les toilettes bouchées, les claquements de portes. J’inspire un grand coup et je frissonne.
Au suivant.

A witness

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